Foscarini — Vite
Translations
La Reine Margrethe en a parlé dans son discours de fin
d’année. Elle a dit que nous devons être conscients du risque
de rester, à l’époque où nous vivons, plus seuls que jamais.
C’était émouvant de l’entendre parler ainsi. Elle a perdu son
mari il y a deux ans, et on comprenait qu’elle parlait de la
solitude liée à la vieillesse, de ceux qui voient mourir leurs
proches, mais aussi de sa solitude en tant que Reine ». Tina
participe à des expos, des vernissages, des défilés. « Dans
une vie, les amis sont toujours peu nombreux, les personnes
que tu as envie de voir, même quand tu es fatiguée, peu
disposée à parler. On peut se sentir seul tout en vivant dans
un petit village, quand on n’a plus de famille et qu’on
rencontre toujours les mêmes gens, au café ou dans la
boutique du coin. Mais c’est pareil dans les grandes villes,
même si on court tout le temps à droite et à gauche ». Un des
enfants de Tina était une promesse du football danois,
jusqu’à ce qu’il arrive dans l’équipe nationale des jeunes
footballeurs. À un moment donné, il a surpris tout le monde
en décidant d’arrêter. Qui sait, peut-être avait-il déjà entrevu
la solitude – et l’angoisse – qui peut prendre un attaquant qui
ne marquerait pas depuis quelques semaines, quand
l’entraîneur, les co-équipiers et les supporters commencent à
se demander s’il n’est pas arrivé à la fin, s’il n’était pas qu’un
bluff finalement. Qui sait si le fils de Tina n’est pas au fond un
sage de seize ans, conscient de toutes les choses
merveilleuses que lui réserve la vie, loin des stades bondés et
des énormes palais royaux. Peut-être qu’au fond, la plus
grande chance est de pouvoir passer deux heures à Tivoli
sans être reconnu par personne.
FR pp.417
LE BESOIN DE SE SENTIR PRÊTS
À REPRENDRE LA ROUTE
L’appartement d’Antonello et Gennarina, il faut le mériter, se
le gagner. À eux, il leur en a coûté des mois et des mois de
recherches. À celui qu’ils accueillent chez eux, trois étages
d’un escalier raide (et étroit), le prix à payer pour arriver dans
une maison pleine d’espace, de lumière et d’ombre, un vieil
appartement que les propriétaires ont entièrement rénové,
laissant libre cours à leur envie de neuf, tout en prenant soin
de conserver quelques détails chargés d’histoire, des
poutres, des sols. « Cette maison nous a appelés », dit
Gennarina, « elle nous a tout de suite plu. Objectivement,
c’était difficile d’imaginer ce qu’elle aurait pu devenir, mais
nous, on le voyait ». L’histoire de cette famille est une histoire
en mouvement : les enfants sont nés dans le Nord de l’Italie,
sur le lac de Côme, puis la famille est revenue habiter à
Naples. « Nous n’avons jamais senti ce besoin de retour aux
sources qu’ont beaucoup de personnes », dit Antonello.
« C’est juste qu’on aime se mettre en voyage. Nous ne vivons
pas cette maison comme l’accomplissement d’une stabilité
désirée. Au contraire, quand on nous dit : ‘vous avez réalisé la
maison de votre vie’, nous répondons ‘Non, pas du tout, on
espère de pas nous arrêter là. Notre vœu est de poursuivre
notre voyage. » Avant de trouver cet appartement, ils étaient
en location pas très loin d’ici, dans un immeuble XVIIIème
siècle, avec des pièces énormes, un loyer peu élevé, mais pas
de lumière. La recherche a alors commencé et après des mois
et des mois passés à déménager d’une location à l’autre, ils
ont fini par trouver à côté de leur point de départ.
Un appartement d’où l’on voit le Duomo, un bout de mer
même, et le monastère des Girolamini, juste en face des
fenêtres. « Nous avons vécu six-sept mois de nomadisme
urbain. Et quand nous avons enfin trouvé, il a fallu attendre
les travaux de rénovation, longs et complexes.
Cette complexité nous a d’abord fait peur, puis elle nous a
renforcés. Avec la lumière, nous avons repris notre
respiration, nous nous en sommes nourris et nous continuons
de nous nourrir de cette lumière qui arrive ». Une famille qui
parle souvent à l’unisson : la fille qui fait ses études à Madrid,
le fils qui étudie pour devenir acteur, deux parents
enthousiastes, qui se racontent avec une joie, une énergie
contagieuse. Pour Antonello, « les maisons – la maison en
tant que concept – doivent toujours être en chantier. Il faut
remplacer des meubles, changer les objets de place, pour se
sentir différents, pour continuer à changer ». Gennarina fait
oui de la tête : « moi, j’essaye de vivre l’espace sans le remplir
à tout prix, de garder le contact avec ce qui est nécessaire et
ne pas céder à l’instinct d’accumulation ». Tous deux
conçoivent la maison comme un espace pour penser, tous
deux travaillent dans l’art. « Quand je regarde par la fenêtre
qui donne sur le monastère des Girolamini je pense aux
personnes qui sont passées ici pour étudier, pour consulter
tous ces livres... À l’intérieur il y a une des bibliothèques
historiques les plus importantes, trois églises, le cloître des
orangers, une galerie d’art ». Ils ont acheté cet appartement
qui ne sera peut-être pas définitif mais auquel ils semblent
très attachés. « L’après-midi surtout, en été bien sûr, la
lumière est si forte qu’il faut s’en défendre. À ce moment-là
on apprécie naturellement la fraîcheur de la pénombre, mais
toujours avec la certitude que la lumière que nous avons tant
cherchée est bien là, que c’est toi qui sciemment l’empêche
de rentrer, mais qu’il suffirait d’ouvrir les volets pour en être
de nouveau inondé ». En attendant de poursuivre le voyage,
tôt ou tard.
FR pp.441
LA FAUTE DE CE POSTER
À L’UNIVERSITÉ
Dans mon village de campagne, à cent mille lieues de
Hollywood, on rêvait tous, gamins, d’empoigner un révolver et
de se battre en duel à la sortie d’un saloon, habillés comme
John Wayne, de parcourir les rues de Californie sur des
motos de bandits suburbains, d’être des agents secrets
britanniques arpentant les casinos du monde entier. Gamins,
on rêvait tous les mythes du cinéma. Mais personne dans
mon village n’a jamais pensé pouvoir un jour devenir acteur.
Il y avait des rêves que personne n’avait le courage de faire,
même gamins, dans les villages du Sud de l’Italie. Quand
j’étais petit, personne n’aurait jamais cru qu’il était possible
de devenir acteur pour de vrai, d’en faire son métier.
Personne, sauf Jacopo. Il a eu la chance, enfant, de vivre
plusieurs années à San Francisco avec sa famille. Cela lui a
permis de devenir bilingue. Mais par la suite, la vie semblait le
conduire vers d’autres horizons : le monde de l’édition ou de
la critique littéraire, en Europe. « Cela fait bizarre d’y penser
maintenant, mais quand je faisais mes études à Paris, j’avais
un poster du Flatiron Building dans ma chambre. Et quand j’ai
terminé l’université, on m’a proposé un stage chez Picador,
dans le Flatiron justement » Et c’est ainsi que le petit garçon
italien et américain à la fois est arrivé à conquérir New York
en entrant par la grande porte : un stagiaire brillant dans une
des maisons d’édition les plus importantes des États-Unis,
avec son siège au cœur de Manhattan, dans un des
immeubles les plus célèbres du monde. Une maison d’édition
qui finit par l’embaucher à la fin de son stage. Sauf que dans
la vie, les plans ne se déroulent pas tous sans accroc, ni en
Italie, ni en Amérique du Nord. « La crise financière est
arrivée, ils ont licencié pas mal de monde, dont moi. Je me
suis retrouvé à Manhattan, sans travail. Ce n’était pas la joie,
mais je me suis dit que je pouvais encore revenir à ce que
j’avais toujours considéré comme ma vraie passion : jouer la
comédie. J’ai passé des castings, on m’a pris dans une école
importante, c’est comme ça que j’ai commencé ». Jacopo est
devenu propriétaire il n’y a pas très longtemps d’un
appartement essentiel, sobre, élégant, juste devant une école
primaire de Harlem. Les seuls bruits qu’on entend sont les
enfants qui jouent dehors. New York change tout le temps,
étonne tout le temps. Qui sait à quoi ressemblait cette rue
quand j’étais petit, moi, dans les années quatre-vingt-dix.
Qui sait le délire, la jungle urbaine que cela devait être. Qui
sait ce qu’elle était avant de devenir le quartier résidentiel
relativement calme qu’elle est aujourd’hui. « Au cours de ces
dernières années, j’ai bien sûr vécu dans un tas de quartiers.
Ça a été comme être sur les montagnes russes, comme avoir
vécu plusieurs vies, avec des hauts, et des bas. Après mon
job dans la maison d’édition, j’ai été serveur à Brooklyn et
dans l’East Village. J’ai vécu à Brooklyn aussi, il y a dix ans,
quand ce n’était pas encore à la mode. J’avais deux colloc’.
Puis à Soho, où j’ai habité avec cinq personnes. J’ai ensuite
déménagé dans l’East Village puis dans l’Upper West Side.
À un moment donné, je suis même retourné chez mes
parents, parce que je n’avais plus nulle part où aller. Ça m’a
fait drôle. Ça a été dur, mais peut-être nécessaire. Un soir, j’ai
servi Barack Obama dans le restaurant où je travaillais.
Aujourd’hui je me sens bien ici. J’ai l’impression que le fait
d’avoir un endroit à moi a une influence positive sur mon
travail. Comme si j’avais trouvé pour la première fois un
équilibre ». À moins qu’il ne reçoive un jour un appel de Los
Angeles, ce risque merveilleux que courent tous les acteurs.
« Qui sait. Peut-être qu’un jour je devrais partager ma vie
entre les deux. Je ne pense pas que ce soit un endroit pour
moi. Je n’aimerais pas me déplacer tout le temps en voiture
par exemple. De toute façon c’est le travail qui décide. Mais
d’une certaine manière, à cause de ce poster à l’université,
peut-être qu’à chaque fois que je jouerai la comédie, ici ou
ailleurs, je serai toujours à New York ».
FR pp.479
UNE HISTOIRE D’AMOUR
COMME DANS LES FILMS
Il est des histoires d’amour qui naissent sur un coup de
foudre, sur un regard. Le cinéma nous l’enseigne, la vie nous
le confirme. Ça n’arrive pas tous les jours, mais ça arrive.
Anthia est tombée amoureuse de son compagnon en un
instant quand elle avait quatorze ans. Ils se sont séparés au
bout de quelques mois. Puis à ses vingt-et-un ans, ils se sont
rencontrés à nouveau à la gare d’Hong Kong. Mais tous deux
avaient alors déjà quelqu’un dans leurs vies. Vingt-cinq ans
plus tard, leurs routes se sont une nouvelle fois croisées dans
le bar qu’il gère à Shanghai. Là encore, tous les deux étaient
en couple. Mais comme dans les films et les contes de fées,
l’amour finit toujours par l’emporter et au bout de quelque
temps, Anthia s’est finalement remise avec son amour de
jeunesse et a déménagé à Shanghai. « Je commence tout
doucement à tomber amoureuse de la ville aussi », dit-elle.
« J’ai mis un an à trouver une maison qui me plaise, mais j’ai
fini par la trouver. J’habite dans un lieu chargé d’histoire, ce
qui n’est pas commun dans un pays où tout change à une
vitesse vertigineuse, d’un mois sur l’autre même, tellement le
pays est lancé dans une course folle vers le futur ».
L’immeuble où vit Anthia a été construit par Ellice Victor Elias
Sassoon, un homme à l’histoire extraordinaire : juif séfarade
d’origine irakienne, né à Naples et mort à Nassau, troisième
baronnet de Bombay, blessé en service pendant la première
guerre mondiale, entrepreneur exceptionnel, il fit construire
le Peace Hotel et toute une série d’autres bâtiments
magnifiques dans la Shanghai de la première moitié du XXe
siècle. « Sir Sassoon était un voyageur, un photographe et un
philanthrope. Il a aidé beaucoup de juifs de Shanghai à
échapper aux persécutions. Un véritable homme de monde.
Et pour moi ce lieu est comme le centre du monde. Quand je
regarde par la fenêtre de chez moi, je vois l’Oriental Tower,
l’ancien hôtel des postes, quelques ponts sur le fleuve.
À Shanghai, on a un peu l’impression parfois d’être en Europe
avec les bâtiments Art Déco, l’architecture de nombreux pays
européens, mais aussi une quantité incroyable d’immeubles
ultra-modernes. On n’est jamais vraiment contraint par
l’Histoire ». Le bar du compagnon d’Anthia existe depuis
vingt-quatre ans. C’est donc l’un des plus vieux de la ville.
« Avec le bar, nous fréquentons des personnes du monde
entier. J’ai vécu toute ma vie à Hong Kong, où les maisons
sont toutes petites. Ici, j’ai un appartement énorme, et comme
il est orienté à l’est, tous les matins je regarde l’aube qui a une
couleur différente chaque jour ». Déménager par amour, et
Texts by Flavio Soriga
French
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