Foscarini — Vite
Translations
l’époque romaine. On est ici en plein cœur de la Magna
Grecia. À Misène par contre, il y avait la flotte de l’Empire
Romain. C’était une région riche, prospère. Les Romains
venaient à Naples jouer les Grecs, jouer les philosophes, et
je crois que c’est encore un peu comme ça aujourd’hui.
À Naples, on a toujours laissé s’installer les conquérants, tout
en se tenant à l’écart, en restant concentré sur nos propres
réflexions, sur notre nature, notre histoire, indifférents aux
règles édictées par le nouveau conquérant. Ce qui est
d’ailleurs une très bonne excuse pour ne pas les respecter,
ces règles ». Une maison avec un panorama pareil, si fort, si
imposant, peut se transformer en piège. La maison risque de
devenir un mini-monde pouvant émousser la tentation du vrai
monde, de la rue, des sorties. « Une maison doit être une
tanière, un lieu où l’on accumule des choses pour réélaborer
des idées. Dans la vie je dessine, je crée, je mets de l’ordre
dans mes intuitions, mes lectures, dans ce que j’ai vu et ce
qui m’a frappé. De ce point de vue, ma maison est parfaite.
Mais elle peut effectivement devenir dangereuse : je suis
tellement bien ici que ça me coupe toute envie de sortir.
Je vis avec mes deux chiens, qui m’apportent peut-être un
peu d’équilibre. Les chiens ont besoin de sortir, de me sentir
actif. Les chiens sont un miroir en quelque sorte. Dans les
moments de tristesse, tu vois que tes chiens sont tristes
aussi et au final c’est presque plus pour eux que pour toi que
tu réagis ». Dessiner le beau, faire une balade avec les
chiens, se laisser inspirer par la nature : c’est la Magna Grecia
du troisième millénaire.
FR pp.325
UNE VILLE ACCUEILLANTE ET ÉNERGISANTE
Wan Ying affirme ne pas avoir beaucoup de souvenirs
d’enfance. Pas même de ce que tu rêvais de devenir quand tu
serais grand ? « Non », me répond-il. « En fait, je pense qu’un
enfant ne peut pas vraiment comprendre ce que signifie rêver
ou avoir un rêve d’avenir ». Il a peut-être raison. Quelqu’un à
Shanghai aurait-il pu rêver ou imaginer il y a quarante ans que
la ville serait emportée en 2020 dans un tel tourbillon de
constructions d’immeubles et de nouveaux quartiers à
dessiner, donnant ainsi du travail à des milliers de créateurs ?
Wang Ying est décorateur d’intérieurs. À l’entendre parler,
son travail lui apporte de grandes satisfactions, tant qu’il se
sent stimulé par le client qui fait appel à lui ou le projet
proposé. « J’habite dans un appartement que je qualifierais
d’idéal pour de jeunes vieux. Parce qu’il contient beaucoup
d’objets à l’apparence traditionnelle pouvant correspondre au
goût des anciens, mais sans donner pour autant l’impression
d’être habité par des personnes âgées. Chez moi, les objets
les plus importants sont les meubles et les livres. Les livres,
les magazines, les tableaux, c’est ce qui nous rattache à nos
lieux de vie, c’est ce qui anime et apporte de la vie à l’espace.
Les objets naturellement ont leur importance aussi, surtout
les objets chargés de vie. J’ai une vieille chaise à la maison
que j’ai trouvée dans la rue. Je l’ai prise pour 20 RMB. Mais si
vous la regardez maintenant, toute parfaite, à l’endroit où elle
se trouve aujourd’hui, vous ne diriez jamais que je l’ai payée
ce prix-là. » Passé, présent, futur, Est, Ouest... J’ai
l’impression que tous les habitants de Shanghai auxquels je
parle reviennent toujours sur la même question. Wang Ying
vit avec sa petite amie. Je lui demande ce qu’est pour lui
l’amour, en supposant que l’on puisse effectivement définir le
plus grand mystère de l’Homme. « C’est une question de
réciprocité, cela signifie s’entendre naturellement avec l’autre
moitié, se sentir à l’aise avec elle. Moi je me définirais comme
quelqu’un de simple, persévérant, logique et raffiné ».
Et Shanghai, la ville où tu vis ? « Shanghai est différente de
toutes les autres métropoles internationales. Shanghai est,
pour les standards chinois, très internationale et, pour le
reste du monde, très chinoise. En d’autres termes, les deux
cultures (occidentale et chinoise) sont profondément ancrées
à Shanghai. Shanghai est comme ça. Cela ne date pas d’hier,
et cela continuera probablement d’être ainsi dans le futur ».
Mais est-ce donc une ville qui convient à un type simple mais
raffiné ? « Oui, je l’aime beaucoup. Confortable, compatible
(ancienne et moderne à la fois), attrayante, pleine de vie et
d’énergie. À Shanghai, il y a toujours quelque-chose qui se
passe, de nouveaux lieux qui ouvrent, et je crois que cela
rend les gens toujours aussi curieux de découvrir la ville.
De mon côté, je sors, j’explore, j’analyse ces nouveautés et
pendant ce lent processus, je finis toujours par découvrir
quelque-chose sur les objets et les évènements du passé ».
Le passé ne meurt jamais, disait Faulkner, parce que le passé
fait partie de nous, parce qu’il a joué un rôle dans le monde
dont nous avons hérité. En fait, le passé donne juste
l’impression de ne plus exister dans le présent, mais la réalité
est qu’il continue d’une certaine manière de se réfléchir dans
nos vies, dans nos visages, dans les immeubles que nous
habitons. Cela était vrai dans les États-Unis de Faulkner, mais
cela reste vrai aujourd’hui encore à Shanghai, une ville en
totale transformation et totalement tournée vers le futur.
FR pp.355
COMME INVITER LA VILLE
CHEZ SOI TOUS LES SOIRS
Olya m’accueille dans son appartement avec le sourire.
Elle est belle, très belle, et porte une tenue d’une « élégance
sobre », comme on pourrait lire – enfin, j’imagine – sur un
magazine de mode. Sobre, comme le design de cette grande
cuisine. Less is more, me semble-t-il lire en caractères
majuscules sur le mur. J’imagine qu’Olya applique cette règle
de vie dans tous les domaines : mode vestimentaire, mobilier,
alimentation, bavardage, courses, mouvements de colère,
tout. Le compagnon d’Olya est grand, cheveux courts, il
termine un petit-déjeuner tardif, se prépare un café noir et
s’en va. On dirait un appartement normal, mais il n’en est rien.
Normal peut-être pour les standards de Chelsea, Manhattan,
New York, s’il n’y avait pas ce salon, après la cuisine : une
grande pièce, normale, mais qui donne sur une rue qui est
tout sauf normale, puisqu’avant de devenir une rue, c’était
une voie de chemin de fer surélevée qui traversait Manhattan.
Aujourd’hui, c’est un parc linéaire connu dans le monde
entier, une des choses à voir absolument quand on visite
New York, un monument vivant qui réhabilite l’architecture
ferroviaire des années trente, une longue promenade à
travers la ville. High Line Park, c’est son nom, passe juste
devant le salon d’Olya. « Il y a vingt-cinq-mille personnes qui
passent devant chez moi chaque jour. C’est pour ça que j’ai
acheté la maison, pour m’exposer sur la ville.
Une exposition continue. Je me réveille, je prépare le café et
je prends mon petit-déjeuner là, devant les gens qui passent
et regardent dans ma direction. C’est quelque-chose qui
recharge mes batteries. L’énergie qui arrive de la rue jusqu’à
moi me fait du bien. Dans le pays d’Europe du Sud dont je suis
originaire, les rideaux sont un élément essentiel dans une
maison. Même dans les villages où tout le monde se connaît,
surtout dans les villages, les maisons doivent être
absolument isolées. Les rideaux sont des murs qui protègent
contre les regards envieux, malveillants ou médisants. Il faut
cacher ce qui se vit à l’intérieur de la maison, où l’œil de
l’étranger ne doit jamais arriver. ‘Genti allena’ disait ma
grand-mère dans notre patois en se référant à ceux qui ne
faisaient pas partie de la famille. Interdiction pour eux de
poser les yeux sur nous tant qu’ils n’y ont pas été invités, si
nous ne nous y sommes pas préparés avant ». Olya, elle, a
abattu ces murs. Pas de rideaux, pas de barrière dans cette
partie de la maison, où elle a choisi de vivre comme dans un
spectacle perpétuel, acceptant que le regard d’autrui se pose
encore et encore sur ce coin de maison, cet angle de vie.
« C’est comme faire partie de la ville, de son spectacle »,
dit-elle. « Une façon de vivre interactive. Avec mon
compagnon, nous avons décidé d’offrir cet espace
d’exhibition à nos amis. On organise des dîners à thème, les
gens s’amusent, tout le monde devient un peu fou pendant
nos fêtes, le mur du salon devient parfois un écran sur lequel
nous projetons des œuvres de jeunes artistes que nous
aimons. Les gens passent, font des photos, s’arrêtent parfois
pendant un bout de temps pour nous regarder, comme s’ils
étaient invités eux aussi, comme si cette maison faisait partie
du spectacle de la ville ». Olya est arrivée à New York il y a
vingt-cinq ans. Elle se sent new-yorkaise, elle sait
qu’indépendamment de son avenir en tant que réalisatrice de
documentaires, N.Y. sera toujours un endroit où elle voudra
revenir. « Cette maison, ce salon, ça a été comme entrer dans
l’écosystème de la ville, comme si je pouvais enfin offrir moi
aussi quelque-chose à cette communauté qui m’a tant donné
en termes d’art, beauté, énergie. J’avais vu beaucoup
d’appartements avant de visiter celui-ci, certains avaient été
dessinés par de grands architectes, mais aucun ne pouvait
m’offrir cela. Les autres étaient de très beaux appartements,
mais celui-là est unique, un spectacle à inventer chaque
jour ». Tout le monde peut faire le test : il suffit de monter sur
l’High Line Park, au-dessus du marché de Chelsea, de
marcher quelques minutes et de s’arrêter devant la maison
d’Olya. Spectateurs de son spectacle public et domestique,
vous serez « gente allena » mais votre regard sera le
bienvenu, comme si vous y aviez été invité.
FR pp.389
UNE MAGNIFIQUE VILLE DU NORD SANS FARD
Au cœur de Copenhague, Tivoli est le deuxième parc
d’attractions le plus ancien du monde. On y va même sans
enfants, pour admirer la beauté des manèges, des stands de
tir, du théâtre chinois, pour faire du patin à glace, parce que
c’est bon de jouer, quel que soit l’âge. Tina vit à dix pas du
parc Tivoli, son appartement est comme elle : plein de vie,
d’idées, d’énergie. Tina travaille pour des magazines de mode
et de déco, elle possède une maison au bord de la mer,
quelque part dans sa région d’origine. À Copenhague elle vit
en location. « J’ai eu de la chance avec cet appartement »,
dit-elle. « Sur l’annonce, les photos donnaient l’impression
d’un endroit sombre, mais quand je l’ai visité, j’ai tout de suite
décidé qu’il était parfait ». C’est un grand appartement,
désordonné. Le désordre de ceux qui savent que la beauté
compte plus que la géométrie. Chez Tina, il y a un vieux poêle
de montagne aux carreaux en céramique, de grandes baies
vitrées, une terrasse avec un grill, une chambre pour ses
enfants, quand ils viennent passer quelques jours ou faire
leur nid pendant quelques mois. « Quand j’ai emménagé ici, il
y a six ans, j’étais en procédure de séparation. Je sentais que
le moment était venu de venir à Copenhague, j’avais besoin
d’une maison pas trop loin de mon travail, je voulais un jardin,
ou une terrasse. Je ne m’attendais pas à trouver un appart’
donnant sur le centre-ville ». On monte sur la terrasse. Il
tombe un petit crachin, froid et humide. Une vraie ville du
Nord, un jour de semaine, glacée et sans fard. De retour au
salon, Tina me montre des magazines pour lesquels elle
travaille. Je lui demande si le design est à son avis un sujet
plus important au Danemark qu’ailleurs. « Ça dépend
beaucoup de l’âge. En entrant dans la maison d’une personne
de soixante-dix ans, passionnée de design, tu auras
probablement l’impression d’entrer dans une espèce de
musée. Les jeunes en revanche tendent à mixer, à combiner
de vieilles pièces de valeur avec une foule d’objets bon
marché qui les ont marqués. Aujourd’hui je dirais que les gens
recherchent des objets ayant une histoire. Je suis allée à une
sorte de vide-grenier, où les choses coûtaient au maximum
10 euros. Je pensais qu’il n’y aurait personne, mais pas du
tout. Il y avait la queue. J’ai choisi un vieux puzzle, je n’étais
même pas sûre qu’il était complet, mais je m’imaginais le
nombre de fois que des gens avaient dû le faire avant moi.
J’aimais cette idée. Peut-être aussi que c’est lié au fait que
les gens passent beaucoup de temps dans un monde virtuel.
Du coup, ils ont envie de sentir qu’il y a du vécu dans un objet.
La solitude peut devenir un gros problème de nos jours.
Texts by Flavio Soriga
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