Foscarini — Vite
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touristes. Maintenant non. Les commerces de proximité sont
en train de fermer et laissent la place à des magasins de
souvenirs bon marché semblant crier aux touristes :
arrêtez-vous, venez acheter ces objets de pacotille à trois
sous ! Cela me fait mal au cœur de voir ça, parce que c’est un
manque de respect envers les personnes que nous
accueillons dans notre ville. » Venise a accueilli une foule
d’artistes au point qu’il serait impossible d’en dresser la liste
et nombre d’entre eux nous ont laissé des récits de voyage,
des notes, des histoires. « Aujourd’hui, une personne qui
vient visiter Venise ramène chez elle un aimant à frigo. Avant,
les personnes qui voyageaient étaient vraiment motivées.
On voyageait parce qu’on était curieux de découvrir un lieu
différent. Maintenant on voyage plus pour le plaisir d’acheter
un billet à vingt euros, et de rayer le nom d’une ville dans une
liste mentale de « lieux à visiter ». Venise n’est pas
seulement une ville chère. C’est aussi une ville difficile. Si tu
habites au Lido et que tu dois aller à Mestre, la traversée est
longue. Venise est une ville qui s’est arrêtée, et moi j’ai
parfois l’impression d’être un peu comme un panda. Quand je
vais dans les villes normales, j’adore toute cette confusion,
les voitures – quelle émotion ! Et quand je n’en peux plus, le
soir, je n’ai qu’une envie : retourner au silence. À côté de chez
moi, il y a l’Accademia, le Guggenheim, la Fondation Pinault.
C’est un quartier imprégné d’art. Le soir, il règne un silence
fantastique. On n’entend que les bateaux qui passent ».
Le mari de Lucia est architecte, c’est lui qui s’est occupé des
travaux de rénovation de la maison. Les fenêtres et la
terrasse donnent sur une Venise, telle qu’on se l’imagine
tous, avec ses canaux, ses toits, le campanile de Saint-Marc.
« Mon mari travaille pour de grandes marques de la mode,
il les aide à ouvrir leurs magasins ici. Un architecte de Milan,
Paris ou San Francisco ne peut pas connaître à fond tous les
règlements municipaux ni savoir comment fonctionne l’acqua
alta ». On revient à ce côté spécial, le fait d’être différent, de
connaître un mode de vie que personne ne connaîtra jamais
aussi bien. « Je ne sais pas si les Vénitiens sont spéciaux,
mais on est différent, ça c’est sûr. Et cela a un prix, surtout
quand on a des enfants. On s’en rend compte dans les petites
choses. Quand les enfants étaient petits et que nous allions
dîner à Mestre, le retour, entre Piazzale Roma et la maison,
nous coûtait énormément d’efforts : on mettait les enfants
dans un chariot et on les ramenait comme ça à la maison, et il
fallait ensuite les monter à bras jusqu’au quatrième étage. »
Oui, je peux le dire, c’est dur d’être spécial.
FR pp.233
UN VIKING DU MONDE,
LA VALISE TOUJOURS PRÊTE
« Je suis quelqu’un qui aime la plage, les climats chauds ».
Frederick ressemble à un Viking qui passerait son temps à
voyager. Fils de diplomate, il a vécu avec sa famille dans le
Sud-est asiatique et en Allemagne. Adulte, il a continué de
bouger à travers le monde : Hong Kong, Uruguay, Argentine,
Honduras, Australie. « J’ai toujours senti le besoin d’aller voir
ce que les autres pays du monde avaient à m’offrir ». Et il y en
a, des choses à découvrir à travers le monde : la nourriture,
les boissons, la musique, la culture... Autant de choses qui,
apparemment, comptent énormément pour Frederick. Le
vestibule de son appartement est envahi par une montagne
de vieilles All Stars usées. Qui sait à combien de départs et
de retours elles ont participé... Frederick et sa fiancée
mexicano-américaine viennent d’avoir deux jumeaux. Ils
s’appellent Kioko Bowie et Siena Indigo. À eux tous seuls,
leurs prénoms en disent peut-être déjà long sur Frederick, sur
sa femme aussi peut-être, ou sur les deux. Mais peut-être que
le fait que ces prénoms sonnent si exotiques à mes oreilles en
dit long en revanche sur ma réalité d’Italien de province. « En
japonais, Kioko signifie ‘Celui qui partage le bonheur avec le
monde’. Bowie, pour David Bowie, dans l’espoir que ce nom
lui donne la force d’être qui il veut. Siena et Indaco sont deux
couleurs : la couleur de l’aube en Toscane, ma couleur
préférée, et l’indigo pour le bleu de minuit ». L’appartement
de Frederick se trouve à côté d’une ancienne brasserie
artisanale, dans une zone de restaurants, parcs, boutiques
d’artisanat et brocanteurs. Je lui demande : « Quel métier
exerce donc un bourlingueur comme toi ? ». « J’ai travaillé
pour des sociétés de communication, mais maintenant je
produis des spiritueux. Des liqueurs, de l’eau-de-vie danoise.
C’est un produit typique, le plus ancien d’Europe du Nord, qui
remonte à cinq-cents ans. Le problème est qu’il a mauvaise
réputation aujourd’hui. Les gens l’associent aux vieux
poivrots, aux arrière-grands-parents. C’est considéré comme
ringard. Ce que je veux, c’est essayer de la faire redécouvrir
aux jeunes, comme une boisson qui fait partie de notre
histoire, d’autant plus que c’est un produit naturel et bon ».
Il me montre sa carte de visite, le logo est très beau, un cerf
aux grands bois sortant d’un blason, le drapeau danois, une
couronne, la nature. J’imagine des après-midis dans des
campagnes infinies, des soirées passées devant une
cheminée dans un chalet, le vent froid, la neige qui tombe,
des bergers allemands lovés devant le feu, un petit verre à
boire à petites gorgées. Quel futur un producteur de
spiritueux peut-il imaginer ? « J’aime ce vieil immeuble,
j’aime la vue qu’il offre, les cafés et restaurants qui se
trouvent à côté. J’ai toujours aimé sentir la vie autour de moi,
et il fait bon vivre à Copenhague, en été surtout, quand la ville
change complètement. Mais j’aimerais aussi retourner à une
vie au bord de la mer. Tôt ou tard, je pense que nous
repartirons. Il y a encore trop de lieux à voir dans le monde ».
FR pp.275
COMMENT TROUVER LE BUEN-RETIRO PARFAIT ?
À l’instar des millions de personnes qui rêvent dans le monde
de vivre à New York, une foule impressionnante de
new-yorkais rêvent d’un lieu où pouvoir se retirer, de temps
en temps, de la ville. Bryan et David ont choisi pour cela une
petite communauté, à deux heures de route, un endroit
devenu incroyablement célèbre grâce à un évènement qui n’y
a même pas eu lieu : Woodstock. « Quand on prononce ce
nom, tout le monde l’associe immédiatement à Jimi Hendrix
et Janis Joplin », dit Bryan, « même si au final le concert a eu
lieu dans une ferme. Il n’empêche que si Woodstock a été
choisie à l’époque, c’est parce qu’elle était déjà un repaire
d’artistes ». Bryan est psychologue, son cabinet se trouve sur
la Fifth Avenue. Enfant déjà, il voulait vivre dans une grande
ville. « J’ai grandi dans une ville universitaire près de
Milwaukee, les maisons en pierre face au lac. J’allais de
temps en temps à Chicago avec mes parents. On dormait
à l’hôtel, on allait au théâtre, faire du shopping. Je ressentais
l’énergie de la ville, et je sentais que je ne me serais jamais
fatigué de cette énergie. Après l’université, je suis allé vivre
à Madrid où j’ai retrouvé cette force. Et quand je suis rentré
en Amérique, je me suis dit que ma place était ici à NY.
Pendant des années, j’ai travaillé en tant que bénévole pour
une association qui aidait les personnes LGBT à lutter contre
la discrimination. Je leur offrais du soutien psychologique par
téléphone et j’ai découvert comme ça que je voulais devenir
psychanalyste. Et au bout de longues années passées à NY,
je sens toujours cette fameuse énergie. Même chose pour
mon compagnon. Tous les deux, nous aimons pendant la
semaine pouvoir nous charger de l’énergie de la ville. Mais
c’est bien aussi de pouvoir décompresser et d’aller à la
campagne, de pouvoir rester seuls avec le chat, de se savoir
entourés de montagnes, de cerfs et d’ours ». Un buen-retiro,
comme on dit, une expression empruntée à l’espagnol, en
hommage au parc de Madrid construit par un Roi de jadis, un
lieu où vivre selon un rythme différent. « Nos métiers en ville
sont très intenses. Personnellement je reçois dans ce
cabinet, et les tensions de ceux qui me racontent leurs vies
s’y accumulent jour après jour. Après avoir passé des années
à voyager à travers le monde, mon compagnon est aujourd’hui
responsable de la communication d’une grande entreprise.
Quand on va à Woodstock, c’est comme si le temps s’écoulait
plus lentement, comme s’il devenait élastique. Nous avons
une cheminée, une piscine pour l’été et on est équipé pour
cuisiner dehors ». Comment faire pour trouver le buen-retiro
parfait ? « On recherchait un endroit accueillant, mais qui
nous permette de ne pas renoncer au plaisir d’aller dîner dans
un restau sympa, de visiter une expo. À part les peintres, les
acteurs et les réalisateurs qui ont vécu ici à Woodstock, il y a
une fondation qui offre des résidences aux jeunes artistes du
monde entier. Tu y croises un tas de couples gay, mixtes, de
races et de religion différentes. Le dimanche, on se retrouve
sur la Square Drum Circle, la place des tambours, où les gens
viennent jouer de la musique et danser ensemble ». Bryan a
les yeux qui brillent d’enthousiasme tandis qu’il me parle de
leur vieille ferme où l’on produisait autrefois du lait, de la forêt
qui l’entoure. « Au début on invitait du monde chaque
week-end, et puis nos amis ont été gagné par l’enthousiasme.
Ça a été comme une vague, ils venaient nous voir et finissait
par s’acheter une maison eux aussi. Aujourd’hui nous n’avons
pratiquement plus jamais d’invités, vu que nos amis nous ont
suivis. Le frère de David a même ouvert une pizzeria dans le
bourg ». Je demande à Bryan s’il n’a jamais peur, la nuit,
d’être aussi isolé. « Le taux de criminalité est incroyablement
bas à Woodstock, et dans tous les cas, il y est beaucoup plus
faible que dans la plupart des quartiers de NY. Le vrai danger
est de tomber sur un ours affamé. Mais pour le moment, j’ai
eu de la chance ». L’heure est terminée, dis-je à Bryan, pour
clore notre entretien. Il rit. « Pour une fois que ce n’est pas
moi qui le dis. C’est toujours un bon moment quand je parle
de notre maison ». Je vois qu’il pense déjà à son week-end
dans cette vieille maison en bois, à deux heures de Fifth
Avenue. Un buen-retiro sert aussi à ça : à l’attente, à
l’excitation que procure l’attente.
FR pp.297
LA MAGNA GRECIA
DU TROISIÈME MILLÉNAIRE
« Les Romains de l’Antiquité venaient toujours à Naples pour
jouer les Grecs, pour jouer les grands sages, pour cultiver
l’oisiveté et s’inspirer de la nature. Effectivement la nature ici
est quelque-chose de très puissant. N’oublions pas que c’est
ici que Virgile a écrit les Bucoliques ». Carlo a deux chiens,
une maîtrise en gestion d’entreprise et une longue carrière de
designer et graphiste pour de grandes marques de la mode.
« J’ai vécu et travaillé à Milan pendant 10 ans, une période
importante pour moi, pendant laquelle j’ai pu travailler pour
de grandes marques de vêtements et de meubles, parmi les
meilleures du monde. Puis la crise de 2008 est arrivée et je
suis rentré. Heureusement mon arrière-grand-mère avait,
plusieurs années auparavant, transformé une vieille cabane
en habitation ». La maison de Carlo semble reposer sur l’eau,
avec dans le fond, l’île de Nisida. « Je ne regarde jamais côté
rue, je préfère la vue directe sur le golfe ». La maison de
Carlo se trouve sur les Champs Phlégréens, un quartier qui
n’est plus vraiment Naples, sans être encore vraiment autre
chose. Une zone que l’homme s’est évertué à détruire. Juste
derrière, Bagnoli abrite les douloureux vestiges du vieux
complexe industriel d’Italsider, aujourd’hui encore il impose
sa silhouette de mastodonte dans le paysage et dans
l’histoire du territoire. Non loin de là, Cuma, Cumes en
français, est une ancienne colonie hellénistique, la plus
lointaine jamais créée par les Grecs. On y trouve une grotte
connue sous le nom de l’antre de la Sybille et qui est l’un des
monuments archéologiques les plus célèbres du monde.
C’est ici qu’Énée vint consulter l’oracle pour connaître son
destin. « La région des Champs Phlégréens regorge de
richesses naturelles. Les Bourbons avaient recensé pas
moins de soixante-quatre sources thermales. Les ouvriers
ont eu beaucoup de mal à faire les fondations de la maison.
Dès qu’ils creusaient, ils tombaient sur de l’eau thermale à
quarante degrés. Ils ont même trouvé trois pièces d’or de
Texts by Flavio Soriga
French
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