Foscarini — Vite
Translations
FR pp.125
UN APPARTEMENT TOUT DE BAIES VITRÉES
ET UNE HISTOIRE TOUTE À ÉCRIRE
J’ai une amie, Sarde comme moi, qui vit à New York depuis
dix ans. Son mari est jazzman. Avram il s’appelle. Fils
d’immigrés russes à Brooklyn. Ils m’emmènent dîner chez
Fanelli, un troquet où je n’avais jamais mis les pieds, mais
qu’il me semblait connaître depuis toujours. Tout le monde se
dit bonjour. Clients, barmans, serveuses, tout le monde se
connaît, se donne des accolades. L’écran transmet un match
de football américain. Je demande à mon ami jazzman si c’est
un sport qu’il suit régulièrement. Il me répond : « J’ai grandi à
Brooklyn, j’aimais le soccer, le football américain. J’aimais le
jazz ». Ma femme pense que le foot appartient aux gens
ordinaires. En Italie peut-être, mais pour quelqu’un qui a
grandi aux États-Unis, aimer le soccer fait de toi quelqu’un
d’excentrique. Quand j’étais petit, regarder le soccer et
écouter du jazz, c’était perçu comme quelque-chose de très
bizarre ». Le monde se ressemble de plus en plus. Nous
sommes tous submergés d’images, de vidéos, de sons.
Voyager n’est plus l’aventure d’autrefois, même cela reste en
soi une expérience singulière. New York même, une ville que
l’on a tous un peu l’impression de connaître déjà, avant d’y
arriver, New York même peut te révéler sous un jour différent
des choses que tu pensais connaître parfaitement. Comme le
foot. Le propriétaire de la maison auquel nous rendons visite
après manger, c’est comme si je le connaissais avant même
de le rencontrer. Originaire de la même ville portuaire que
moi, je connais son accent un peu traînant, son visage de
môme qui ne vieillit pas, son sourire malin. On pourrait parler
de notre équipe de foot pendant des heures, mais ce soir non.
Parce qu’on a beau être deux compatriotes, on ne se trouve
pas moins qu’à l’autre bout du monde, au beau milieu de New
York, dans cet appartement au quinzième étage, tout de verre
paré. « Si tu regardes dans la bonne direction, on peut voir la
Statue de la liberté, même la nuit ». J’essaye, mais sans
succès. Je vois Manhattan, ses gratte-ciels, le pont de
Williamsburg, l’East River. « Pour parler de la maison, il faut
attendre ma femme, Fleur », me dit Carlo. « C’est elle qui
prend les décisions. Moi, je laisse faire ». Carlo a travaillé à
Londres pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’un ami
sarde lui demande de venir ici pour diriger un de ses
restaurants. « Il m’a dit : ‘Viens voir, je ne veux pas exagérer
mais cette ville a un côté très méditerranéen’. Et c’est un peu
vrai, surtout quand tu débarques de Londres : le ciel bleu, la
lumière, l’eau qui t’entoures de toutes parts. J’ai grandi à
Cagliari dans une maison d’où je voyais la mer. C’est quand je
suis parti que je me suis rendu compte à quel point c’était
précieux ». La femme de Carlo est française. Elle travaille à
l’ONU et a fait le tour du monde. « Tu vois ces mappemondes?
Elle les voulait à tout prix. Ce mur l’a obsédée jusqu’à ce
qu’elle trouve exactement ce qu’elle avait en tête. Par contre
l’appartement, c’est moi qui l’ai choisi. Son style à elle, c’est
plutôt les maisons anciennes, la brique rouge, les vieux
escaliers anti-incendie, les vieilles fenêtres. C’était l’époque
où on attendait notre fille et je me suis dit : surtout pas de
troisième étage sans ascenseur et une cage d’escalier
étroite. On a fait beaucoup de visites, la plupart des
logements étaient vraiment horribles, jusqu’à ce que je trouve
cet immeuble, du neuf. J’ai littéralement halluciné : un
appartement avec vue sur trois côtés, hyper lumineux. Je me
suis dit : on sera les premiers à y vivre, le premier chapitre de
cet appartement ». Tandis que son père parle, Loulou, six
mois, est un flot ininterrompu de paroles incompréhensibles.
Et les grands discours continuent même après l’arrivée de sa
maman. Je demande à mes hôtes s’ils aimeraient que leur fille
grandisse ici. « Moi j’habite ici depuis dix ans », me dit Fleur,
« nos métiers respectifs pourraient nous mener ailleurs, mais
nous aurons toujours des liens, des amis à NY. J’ai vécu au
Sénégal, à Madagascar, au Mexique, au Danemark, qui sait ce
que le futur me réserve ». Dans les bras de son père Loulou
écoute avec attention, pour un moment silencieuse. « En
attendant je lui montre les levers et les couchers de soleil
depuis la terrasse », ajoute Carlo. « Ça peut paraître banal,
mais j’ai l’impression que la lumière est différente chaque
jour ». Ce n’est pas notre Méditerranée, mais quand même.
FR pp.145
UN PEU PIRATES, UN PEU ARTISANS,
UN PEU ROCK-STARS
Quel que soit votre dernier achat, il est probable qu’il ait
voyagé à travers les océans dans un conteneur appartenant à
l’entreprise pour laquelle David travaille. « 20% du trafic
mondial de marchandises conteneurisées voyage sur nos
navires », affirme ce monsieur de Copenhague, chemise à
rayures, costume, visiblement très occupé et l’air de celui qui
n’a pas beaucoup de temps à perdre pendant la pause
déjeuner – à supposer qu’il en fasse une. Voyager sur les
mers aujourd’hui est très différent de ce que cela pouvait
représenter au temps des pirates, des explorateurs vénitiens
ou des conquérants vikings. Aujourd’hui, ce sont surtout les
choses qui voyagent. Principalement dans des conteneurs. «
Ordinateurs, livres, vêtements : on transporte tout. Nous
avons plus de six cents navires porte-conteneurs et
vingt-sept-mille salariés à travers le monde », m’explique
David. « Cette table par exemple a elle aussi probablement
voyagé avec nous ». C’est une très belle table, réalisée avec
de grosses planches d’un vieux bois irrégulier, constellée de
trous et de fissures. On peut imaginer les mille et une
histoires que ce bois doit avoir vécu. « Elle provient d’un port
d’Amérique Latine. Les planches se trouvaient dans une gare
maritime, certaines gisaient à même le sol, dans de l’eau,
jusqu’à ce que quelqu’un les récupère pour en faire cette
superbe table ». Je lui demande : « Pourquoi est-ce que tu as
choisi d’habiter dans ce quartier ? » Il sourit, surpris, et me
répond le plus sereinement du monde : parce que c’est le
meilleur quartier de la ville. « Avec de très beaux
appartements, dans un style que j’aime, avec des étangs, de
petites rues sympas, de beaux magasins. J’aime beaucoup.
Nous nous sommes beaucoup plu dans cette maison, mais
nous sommes maintenant à un stade de notre vie où nous
sentons le besoin d’avoir un petit bout de terre, avec des
plantes, raison pour laquelle nous emménagerons bientôt
dans une maison avec jardin ». La femme de David est chef et
fait partie de ces artisans devenus artistes, les véritables
stars de notre époque. « Elle travaille pour une entreprise
spécialisée dans l’évènementiel, avec des évènements
pouvant accueillir jusqu’à mille personnes. C’est vrai qu’ils
ont tendance à jouer un peu les rock stars. Ils mettent
beaucoup de créativité dans leur travail ». David est de
Copenhague, vit à Copenhague. Je lui demande s’il a toujours
vécu ici. « Non, j’ai fait mes études en France. J’aimais
beaucoup le vin. Sinon, j’adore vivre ici, j’adore mon travail,
j’aime le fait de travailler avec des personnes d’environ quinze
nationalités différentes. Je m’ennuierais si j’avais un boulot
normal, avec des collègues seulement danois ». À la question
de savoir s’il aimerait faire grandir ses enfants ici, il me
répond : « Peut-être que nous irons vivre quelque temps à
l’étranger. En Inde peut-être. La vie y est, disons, plus
difficile, mais aussi plus variée, plus colorée. C’est un endroit
fascinant, avec beaucoup de contrastes. Ici les gens ont tous
plus ou moins la même condition sociale. D’une certaine
manière les contrastes m’attirent. Et j’ai aussi un faible pour
la cuisine indienne bien sûr ! ».
FR pp.175
LA LUMIÈRE PEUT AVEUGLER,
LA VILLE PEUT T’ENGLOUTIR
Arno est français. Peintre, il vit à Naples où il a deux filles,
une maison magnifique. C’est un homme qui sourit beaucoup.
Il m’accueille chez lui, manifestement curieux du travail que je
dois faire avec lui. « Comment fait-on pour raconter une
maison, une vie », doit-il penser intérieurement. Est-ce même
possible d’ailleurs ? En même temps, son travail à lui consiste
à raconter des villes avec des couleurs. Cela ne doit pas être
beaucoup plus facile. J’imagine parfaitement ce qu’Arno a dû
éprouver lorsqu’il est venu pour la première fois à Naples. J’ai
vécu la même chose il y a 25 ans. Tu arrives à Naples et bam !
C’est l’émerveillement, l’incrédulité, la folie, l’amour. On a
beau se préparer à Naples, on n’est jamais prêt pour cette
ville, jamais prêt pour ce que l’on peut voir ou entendre dans
ses quartiers populaires par exemple. Les gens, les cris, les
chants, les habitants qui s’appellent et se répondent depuis
leur balcon. « Quand je suis rentré à Paris après mes trois
premiers mois ici, mes amis ont vu ce que j’avais peint et ils
m’ont tous dit : ‘Tu étais dans la ville du Vésuve et tu ne l’as
même pas peint une seule fois’ ». Le fait est que quand on
arrive à Naples, on est dans Naples. Les journées passent à
regarder autour de soi, les rues, les visages, les petites
venelles, les balcons. On ne recherche pas l’image de
carte-postale, les paysages. « J’ai quitté Paris le premier
avril. C’était encore l’hiver. Ici, j’ai trouvé cette lumière, ces
bleus. À Paris tu peux passer un hiver entier sous un ciel
blanchâtre, décoloré. Alors qu’ici la lumière est partout,
la lumière peut te distraire, te désorienter, t’absorber. »
La lumière peut aveugler, la ville peut t’engloutir. Justement,
Arno s’est maintenant éloigné du centre historique et de sa
vie chaotique. Il habite dans un quartier d’où l’on voit les îles,
le golfe, la mer, le Vésuve. Quand Arno est arrivé à Naples,
on l’a emmené à une fête, où il a rencontré quelqu’un,
aujourd’hui sa femme. « Elle est avocat. Pour moi, elle défend
les innocents. Pour elle, je suis son côté artistique ».
Le silence règne dans la maison. Pour peindre, il a une petite
pièce remplie de toiles, jamais envahie par le soleil. « Il y a
un écrivain napolitain, Raffaele La Capria, qui raconte cette
impossibilité d’empêcher vraiment la lumière d’entrer dans
une maison. À Naples, le concept de « belle journée »
n’existe pas. Nous, on est exposé à l’est. Donc dès que le
soleil se lève, tu sais déjà qu’il fera beau. On ne peut pas
rester à la maison, on est comme aspiré par l’extérieur.
Du coup, quand la mi-saison arrive et que les journées
raccourcissent, je me dis que je vais enfin pouvoir me
concentrer un peu plus sur moi-même. Je commence alors à
filtrer, à moins sortir. Les soirées sont plus longues et j’ai plus
de temps à consacrer à la recherche, sur les photos.
Je cherche des sujets. Il m’arrive de voir un sujet pendant des
années sans en être frappé parce qu’il n’y avait jamais la
bonne lumière ». On finit toujours par trouver la bonne
lumière, surtout dans une ville qui n’est pas la tienne et qui
l’est devenue, une ville qui ne le sera jamais mais qui l’est
déjà. « Je me sens très méditerranéen », me lance Arno.
Ce qui pour moi veut dire peut-être qu’il cherche la bonne
lumière, et qu’il la cherchera toute sa vie.
FR pp.205
LE BONHEUR ET LE MALHEUR
D’ÊTRE SPÉCIAL
« Je n’arrive pas à me sentir spéciale », dit Lucia, « parce que
je ne sais pas ce que c’est que de vivre ailleurs. Pour moi la
vie c’est ça, et pour mes enfants aussi : pouvoir aller à l’école
tous seuls dès le primaire, battre le pavé à travers calli et
campielli sans que les adultes ne craignent un accident de
voiture. Pour moi il n’y a pas d’autre forme de ville possible :
des espaces restreints sur une lagune, des canaux, des
ponts... ». Lucia sait à quel point Venise a changé. Et il est
vrai que la ville n’a jamais cessé d’évoluer depuis sa création,
notamment ses institutions et l’étendue de ses possessions,
maintes fois bouleversées, mais elle a toujours été un lieu de
confrontation, un laboratoire ouvert. Ces dernières décennies
l’ont encore nouvellement transformée : le nombre de ses
résidents a diminué, à mesure qu’augmentaient le nombre de
visiteurs à la journée. « Avant, il y avait des mois sans
Texts by Flavio Soriga
French
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