Foscarini — Vite
Translations
Texts by Flavio Soriga
parc-promenade appelé High Line. J’ai enlevé les rideaux.
C’est comme un spectacle que j’offre à la ville qui m’a tant
donné ». Écrire des histoires vraies, qui parlent de personnes
vraies, vivant comme tout le monde dans des maisons plus ou
moins normales, payées comptant ou à crédit sur 30 ans.
Écrire après avoir regardé en face des hommes et des
femmes que je ne connaissais pas, voilà ce que j’ai fait pour
Foscarini. La lumière de leurs maisons, c’est Gianluca
Vassallo qui la raconte. Comme moi, il est originaire d’une île.
Comme moi, il souffre de ce mal incurable de vouloir aller
au-delà de la mer, de vouloir user ses chaussures dans les
grandes villes du monde. La lumière ne se raconte pas avec
des mots. Les vies, oui. Et c’est ce que j’ai essayé de faire,
tout en sachant que les vies sont toujours plus puissantes
que les mots. Mais les mots sont tout ce qui nous reste quand
on veut tenter de ne pas avoir vécu en vain. C’est ce qui
compte après tout : raconter avec des mots et des histoires,
autant que faire se peut, au cas où quelqu’un aurait envie de
soustraire du temps à sa vraie vie pour les lire.
FR pp.045
PARTOUT EN VILLE, JE SUIS CHEZ MOI
Tout le monde n’a pas eu la chance, à Venise, de grandir dans
une grande maison. Paolo oui. Il a passé son enfance, son
adolescence dans une superbe maison, à l’étage noble d’un
palais situé face à l’église de San Nicola da Tolentino. « Pile
en face », explique Paolo depuis la terrasse de l’appartement
dans lequel il vit aujourd’hui avec sa femme et ses deux fils,
une terrasse avec vue sur le canal et le palais dans lequel il a
grandi. « Quand nous nous sommes mariés il y a 21 ans, Isa
et moi avons acheté un appartement pas très loin d’ici, joli
mais un peu trop petit, tout du moins pour moi. En fait je
continuais de surveiller cet appartement-ci. Peut-être que j’ai
toujours eu le projet de vivre ici, dans cette maison que je
voyais depuis chez mes parents, le projet de l’acheter, de la
rénover et d’y habiter ». Faire des travaux de rénovation dans
une ville aussi spéciale est une véritable entreprise, une
gageure, une folie, une aventure. « L’appartement était resté
fermé pendant vingt ans car il appartenait à un organisme
public. Allait-il finir par être rénové, ou vendu ? Personne ne
décidait. Un appel d’offres a été lancé. J’ai été le seul à y
participer, un peu contre l’avis de ma femme, et je l’ai
remporté. Le dernier propriétaire l’avait transformé à
l’encontre de toute réglementation pour réaliser de petites
salles de bain et des chambres à louer aux touristes.
Il en avait fait une ruine. La banque elle-même l’avait classé
comme ruine ». La maison d’Isa et Paolo est une explosion de
lumière, d’espaces. Les murs, les plafonds ont retrouvé leurs
anciennes nuances, leurs fresques et leurs ornements.
Nous avons dû faire appel à des restaurateurs, à du personnel
qualifié pour chaque chose. Nous avons suivi les indications
des autorités de surveillance des monuments historiques.
Les travaux ont été longs, et il nous a fallu beaucoup de
patience. Paolo est un travailleur pendulaire. Chaque matin
il prend sa voiture pour se rendre sur la terre ferme. Le soir,
il est de retour dans la lagune. Mais il n’a jamais eu la
tentation de partir. « Je me sens chez moi quand je rentre
à Venise, où que j’aille quand je suis en ville, peu importe où
je me trouve, je suis chez moi. Venise n’est pas une ville facile
à vivre. Elle risque même de perdre son statut de ville à cause
du tourisme qui expulse les habitants pour les expédier sur la
terre ferme. Une ville n’est pas seulement faite de palais et
de places, ce sont les gens qui y vivent qui font une ville, ses
habitants, leur façon de parler, de vivre, de se rencontrer
et de se choisir. Personnellement je ne suis pas contre le
tourisme. Nous les Vénitiens, nous avons nos espaces, nos
bistrots, mais je n’aime pas voir les magasins qui finissent par
tous se ressembler. Venise est une petite communauté,
certes, mais très internationale. Il y a des étudiants qui
viennent du monde entier, des chercheurs, des artistes, des
résidents étrangers. C’est une ville où passent des gens du
monde entier. Ce n’est pas comme vivre dans une ville de
province quelconque, où tous les habitants se contrôlent
les uns les autres. Ici tu peux t’habiller comme tu veux et
personne ne fera attention à toi ». Venise est un poisson,
écrivait Tiziano Scarpa. Elle le sera tant que ses habitants lui
donneront la force de nager en restant immobile, pour qu’elle
resplendisse dans la lagune et dans les rêves de tous, tant
qu’il y aura des gens comme Paolo et Isa qui rénoveront
de vieilles maisons pour les remplir de vie.
FR pp.065
J’ÉTAIS UN OLIVIER NAIN
ENGENDRÉ PAR DES VENTS IONIQUES
« Vous les Sardes, vous avez le sens de la religiosité », me
lance Maria. Je m’arrête - nous marchons dans un quartier
élégant de Naples, silencieux et bien ordonné. Je m’arrête
donc, la regarde en secouant la tête. « Non. S’il-te-plaît, les
Sardes n’existent pas ». Les Sardes sont tous différents les
uns des autres, comme les Napolitains. Seuls ceux qui n’ont
jamais mis les pieds à Naples s’imaginent que tout Naples se
ressemble. Que tous les Napolitains se ressemblent, avec un
seul et même mode de vie. Mais la ville est bien trop grande
pour se résumer à deux ou trois caractéristiques, et Maria le
sait bien. Maria est méditerranéenne, napolitaine, un peu
normande peut-être, complètement post-moderne. « J’étais
un olivier nain, engendré par des vents ioniens », lance Maria
en citant un vers d’Elsa Morante. L’olivier, c’est la Grèce et la
Sardaigne, c’est l’Afrique du Nord et l’Espagne, elle et moi.
Maria est locataire d’un appartement où elle se sent
complètement chez elle. Un appartement qui est le concentré
de cent vies. À part le fait que personne ne vit qu’une seule
vie, pour Maria, c’est aussi une affaire de cheveux blancs qui
commencent à arriver. « L’olivier », dit Maria, « est une plante
qui raconte toute la Méditerranée. Il y a l’olivier touffu du
littoral et celui de l’île de Pantelleria, petit et au tronc noueux,
avec des branches plongeant vers le bas pour gagner de
l’ombre et de la fraîcheur ». L’olivier aussi, comme les Sardes
et les Napolitains, est une multitude de choses. « J’ai
quarante-huit ans et j’ai décidé de garder mes cheveux
blancs. Ils représentent la vie qui s’est écoulée. Il faut bien
que ça se voit quelque-part, non ? ». La maison de Maria est
remplie de céramiques, de tableaux, de vieilles poupées des
Flandres, d’art et de lumière. « C’était au mois de mai, il y a
dix ans. Dès que je suis entrée, je me suis dit : c’est chez moi
ici. Il y a une ambiance chaleureuse, accueillante, avec ce
tuffeau jaune, la couleur du soleil, chaude, intense. J’ai
organisé une réception deux jours seulement après avoir
emménagé. Il n’y avait ni lustres, ni meubles, juste des
cartons un peu partout ». Maria est professeure d’université
et critique d’art. Sa vie est remplie d’art et de beauté. « Ce
premier dîner organisé avec rien et à la va-vite, à la suite d’un
vernissage, c’était comme une façon de dire à ma nouvelle
maison : même s’il manque encore beaucoup de choses pour
te rendre accueillante, nous allons devoir faire en sorte que
tout le monde se sente accueillis ici ». L’appartement de
Maria est aussi un chantier, un lieu où se retrouvent artistes,
critiques, amis et inconnus divers. « De temps en temps, je
pars à la recherche d’une maison à acheter, mais en cours de
route déjà je regrette, je m’ennuie. Au fond, la propriété en
soit ne m’intéresse pas. Ce qui compte, c’est de me sentir
chez moi. Le sentir me suffit. Je veux que tout le monde ici se
sente à l’aise ». Dehors, il y a cette ville, Naples, que les gens
pensent peuplée de joueurs de mandoline, tapageurs et
dévoreurs de pizzas, mozzarellas et maccheroni. Mais pour le
déjeuner, Maria prépare du riz noir avec des légumes vapeur.
On mange dehors, sur la terrasse. Il fait beau. « Je ne peux
pas m’imaginer une maison à Naples sans un espace
extérieur, un prolongement vers l’extérieur, vers le théâtre de
la ville, un lieu où l’on s’expose au regard des autres. Sur une
terrasse, on perd la dimension d’intimité absolue. On entre en
scène, dans cette ville-théâtre, où il est si normal d’être
dehors, dans la représentation plus que dans l’intimité. Un
théâtre, un musée, un terrain de jeu et de damnation. Un
million de choses différentes. Des millions de vies entassées,
concentrées, mises en scène. Et tout le monde a son théâtre.
Maria aussi a le sien et depuis là-haut, elle observe la ville en
souriant, comme un olivier post-moderne, conscient que
chacun d’entre nous a des racines à assumer et que chacun
d’entre nous élabore ses racines à sa manière.
FR pp.097
LÀ OÙ L’EST ET L’OUEST SE RENCONTRENT,
ET LE FUTUR EST IMPRÉVISIBLE
Shanghai n’est pas seulement une ville, Shanghai n’est pas
une simple ville (en supposant qu’il en existe). Shanghai est
bien plus que tout ce que l’on peut imaginer. Grande et
complexe comme une nation, Shanghai compte pas loin de
trente millions d’habitants, la deuxième ville au monde en
termes de population, avec une histoire très riche qui a laissé
des traces. Une ville énorme, qui peut te faire sentir
absolument insignifiant ou te faire tourner la tête de par
l’énergie qu’elle dégage. Nan Lang est quelqu’un de
silencieux et réservé, qui donne l’impression d’avoir
emmagasiné l’énergie de la ville pour la transformer
miraculeusement en un flegme et une assurance que l’on
retrouve à la fois dans ses gestes et dans ses mots, et
peut-être même aussi dans ses pensées. Il est venu à
Shanghai pour travailler en tant que designer, ce qu’il est
effectivement aujourd’hui. Sa maison est remplie d’objets,
mais tout semble y être à sa place. Peut-être que pour vivre
dans une ville aussi grande, aussi chaotique et aussi prompte
au changement, il faut exercer un contrôle sur les choses.
Pour le moins sur tout ce qu’il est possible de contrôler. Nan
Lang est designer et se qualifie lui-même comme un homme
du passé vivant sous l’apparence d’un homme moderne. Il
apparaît aussi timide qu’un jeune chiot abandonné. « Mon
chat par contre est très bavard », dit-il en souriant. S’il est un
lieu où un architecte vivant dans la modernité mais animé
d’une fibre plus historique peut se sentir bien aujourd’hui,
alors ce lieu est sans doute le vieux quartier français de
Shanghai. « J’habite dans un très beau quartier, les
immeubles du vieux Shanghai ont des détails merveilleux.
La position aussi est bonne parce que je peux aller au travail
à pied, c’est très pratique ». L’appartement de Nan Lang
baigne dans une lumière chaleureuse, une tanière pensée et
réalisée au centimètre, remplie d’objets, dont un surtout est
important aux yeux de son propriétaire : « C’est le certificat
de mariage de mes grands-parents. Je l’ai fait encadrer et je
le garde à la maison, avec moi. C’est un objet exceptionnel
qui compte beaucoup pour moi. Il représente une partie de
mon histoire ». Chacun de nous a une histoire qui va chercher
loin, même ceux qui sont nés et qui ont grandi dans la même
ville que leurs parents et grands-parents. À Shanghai, il y a
des millions d’histoires ayant commencé ailleurs qui se
croisent et qui convergent dans ce monde urbain. Un
contexte idéal pour travailler sur les lignes, les couleurs et sur
la matière des objets, pour essayer de donner une forme à
des meubles et à des vêtements. Nan Lang a toujours aimé
dessiner, depuis tout petit. Aujourd’hui il possède une
marque de mode mais son travail se décline selon lui sous de
nombreuses formes. « J’aime beaucoup le design d’intérieur,
j’aime les espaces où les gens se sentent facilement à l’aise.
Je fais aussi du graphic design, de la mode, des installations.
J’ai un travail très varié et que j’aime énormément. J’adore ma
vie et j’adore la vie en général ». Un dessinateur dans une
ville qui se redessine continuellement. « La vie culturelle est
très intense à Shanghai. Il y a des spectacles, des
expositions, des galeries. La ville est très inclusive
aujourd’hui. L’Ouest et l’Est s’y rencontrent, l’ancien côtoie le
moderne. Le vieux Shanghai fascine, et le Shanghai du futur
est impossible à prévoir ». Une ville du passé sous
l’apparence d’une ville moderne, comme Nan Lang.
French
505