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Mastery
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Maestrie
l’entreprise et de lancer un
signal clair au marché. La lampe
Lumiere mise au point par
Rodolfo Dordoni a représenté
le manifeste de l’esthétique
Foscarini et marqué une page
importante dans l’histoire de
l’entreprise.
Le projet de Lumiere
débute en 1990 en collaboration
avec une entreprise appelée
Vetrofond, qui venait de quitter
l’île de Murano pour s’installer
sur la terre ferme. Liée à la
tradition du verre souffl é,
Foscarini voulait déclarer
son caractère contemporain
en développant un projet
capable de réunir la dimension
poétique du verre souffl é et
une technologie actuelle. L’idée
se profi le dans une esquisse
informelle : un chapeau en verre
souffl é soutenu par une base en
aluminium moulé sous pression.
De l’intuition au développement
du produit, tout va très vite. Une
fois sorti, le produit intègre les
deux dimensions : la dimension
artisanale liée à la tradition
vénitienne et la dimension plus
industrielle liée à l’usinage
de l’aluminium. Le pendule –
raconte Dordoni – oscille vers
une esthétique davantage liée
à l’utilisation de nouveaux
matériaux. Foscarini propose
une dialectique entre des
mondes distincts, suggérant
ainsi un équilibre original qui
devient la marque de fabrique
d’un projet à long terme.
Vingt ans plus tard, Dordoni
se penche sur le restylage
de la lampe, l’occasion de
développer une série de
solutions innovantes, certaines
n’étant destinées qu’à un public
de niche. De nouvelles teintes,
une nouvelle variante en verre
miroir, de nouvelles proportions
et de nouvelles lignes dans
les modèles XXS-XXL. Il ne
s’agissait pas de concevoir une
nouvelle lampe. Le but était de
garder le même objet, mais en
déplaçant l’accent. Le pendule
penche alors dans la direction
opposée par rapport au projet
d’origine. L’emphase porte alors
sur le savoir-faire artisanal
et sur la reconnaissance de
la qualité que Vetrofond est
à même d’exprimer dans ses
processus de fabrication.
Les raisons de ce choix
dérivent des changements
observés dans la sensibilité de
la demande. Contrairement au
passé, quand on s’intéresse à
un luminaire, on recherche un
produit qui affi che purement
et simplement sa spécifi cité et
sa matrice culturelle. Ce qui ne
signifi e pas forcément – comme
le souligne Dordoni lui-même –
des objets entièrement fabriqués
à la main. « La demande
prétend une fabrication capable
de transférer une émotion, qui
est souvent liée à des détails
évoquant une production
de type artisanal ». Tout est
une question d’honnêteté : il
s’agit de déclarer dans quelle
mesure la fabrication artisanale
contribue eff ectivement à la
réalisation d’un produit donné
et dans quelle mesure cette
dimension peut être accessible à
un œil éduqué.
Une idée de qualité
qui change
Une autre idée de la
qualité. C’est sur ce terrain
que se joue l’important enjeu
du design italien. C’est sur ce
plan que l’Italie est appelée à
développer sa propre idée de
valeur. Pendant des années,
les producteurs allemands ont
représenté pour les entreprises
italiennes la référence en
ce qui concerne l’idée de
qualité, entendue comme le
strict respect de standards
techniques. Pour de nombreux
producteurs italiens du secteur,
ce standard opérationnel est
désormais atteint. Au salon du
meuble de Cologne, les produits
Made in Italy s’affi rment
maintenant sans crainte
révérencielle. Mais l’entreprise
italienne est appelée à exprimer
quelque-chose en plus. Elle
est appelée à promouvoir des
objets d’une qualité supérieure,
capables de transmettre une
émotion, de communiquer la
valeur culturelle du savoir-faire,
de susciter l’empathie envers
des styles de vie et des modèles
sociaux.
Comment dépasser l’idée
de la qualité perçue comme
une forme de standardisation et
promouvoir un projet de qualité
vécu comme l’amorçage de
nouvelles relations sociales et
culturelles ? Le débat n’est pas
neuf. Certains de ces thèmes
s’inscrivent dans la réfl exion
portée à la fi n du XIXe siècle
par le mouvement Arts and
Crafts et qui a su traverser de
façon plus ou moins visible tout
le siècle dernier. John Ruskin
et William Morris ont toujours
imaginé que l’idée de qualité ne
se limitait pas à respecter de
simples paramètres exécutifs,
mais qu’elle comprenait
aussi la capacité à valoriser
la subjectivité de celui qui
produit un objet donné, de
même que la possibilité de
créer un lien vivace et intense
avec la sensibilité et la culture
du producteur. En imprimant
sa marque dans la fi nition
d’une gargouille, l’apprenti
sculpteur d’un chantier de
cathédrale gothique laissait
une trace personnelle de son
travail au sein d’un grand
projet collectif. Et lorsque
nous regardons aujourd’hui
ces cathédrales, c’est tout un
peuple en mouvement que
nous revoyons, un ensemble
de vies rassemblées dans un
eff ort qui dépasse la valeur de
l’individu mais qui le contient et
le respecte en tant que tel. De
la même manière, la production
manufacturière italienne est
appelée à témoigner du génie et
de l’habileté de son savoir-faire
dans la production d’une lampe,
d’une armoire ou d’une cuisine.
L’ensemble de la fi lière doit
se montrer capable d’intégrer
les marques de cette capacité
d’expression et de les proposer
au marché sous une forme
compréhensible. Au concepteur
revient la tâche en particulier
de laisser une marge de qualité
expressive, sans que cela ne
nuise au système d’ensemble
de la production d’un objet de
qualité.
Dans d’autres domaines
aussi, cette exigence de qualité
est devenue un aspect distinctif
du produit. Dans le monde de
la mode et du luxe, la référence
à la dimension artisanale a
été un levier pour justifi er des
majorations de prix parfois
surprenantes. De grandes
marques du luxe ont appris à
communiquer sur la spécifi cité
des compétences qui sont à
la base de leurs productions.
C’est pour cette raison qu’elles
ont commencé à promouvoir
un nouvel intérêt pour le travail
artisanal, contribuant ainsi à en
réévaluer le rôle économique
et social. Dans plusieurs cas,
cet engagement a dépassé
le périmètre de l’entreprise
elle-même pour soutenir des
écoles, des expositions ou des
fondations qui ont contribué
à relancer la valeur du savoir-
faire et une idée de qualité
intimement liée au geste éduqué
de l’homme. Si tant de maisons
de mode et de produits de luxe
peuvent aujourd’hui positionner
leur produit dans des gammes
de prix particulièrement élevées,
c’est bien parce qu’au cours
de ces années, le lien entre
style, concept et savoir-faire a
retrouvé toute sa visibilité.
Or, la tradition
démocratique du design
italien rend cette stratégie
diffi cilement envisageable. La
contribution du savoir-faire
artisanal ne sert donc pas à
justifi er une qualité supérieure,
mais plutôt à démontrer la
capacité de la manufacture
italienne à promouvoir la variété
et la personnalisation, en
combinant – sans supercherie
aucune – ce qui relève d’un
processus de standardisation
de type industriel et ce qui
émerge en tant que contribution
individuelle.
En ce sens, l’évolution du
design doit aller de pair avec
la transformation des PME
qui constituent le tissu des
fournisseurs. Leur évolution doit
mettre en avant des éléments
identifi er clairement les acteurs
ayant contribué à l’évolution de
l’ensemble du secteur.
Aujourd’hui, nous sommes
appelés à raisonner sur les
base d’un nouveau fi l narratif.
Pour des motifs diff érents.
Cette nouvelle narration du
design italien s’impose par
la nécessité d’expliquer et de
raconter la valeur d’un certain
nombre d’objets proposés à un
marché international toujours
plus attentif et informé. Si l’on
raisonne aujourd’hui sur le
travail artisanal qui caractérise
la production de luminaires tels
que Mite (et d’autres produits
créés dans des circonstances
analogues), c’est parce que
l’acheteur potentiel d’un produit
de qualité veut reconnaître les
signes d’une culture matérielle et
d’un savoir-faire qui contribuent
à donner forme à des objets
chargés de sens et d’une
perspective historique. Le savoir-
faire artisanal qui enrichit et
complète le travail du designer
est un élément qualifi catif du
produit que l’Italie porte sur
le marché international. Dans
un monde où prolifèrent idées
et intuitions de toute sorte, où
se multiplient les phénomènes
d’hackthon et les exercices
d’elevator pitch, je dirais qu’il
est urgent de rappeler le rôle
d’entreprises telles que FAPS,
qui sont à même de valoriser
et de développer des intuitions
et des projets conçus par un
designer.
La construction d’un
prototype est un exercice qui ne
se limite pas à contribuer à la
qualité du produit fi nal. L’histoire
de Mite nous montre bien que,
comme dans d’autres projets
comparables, le travail de ces
artisans participe également
à une analyse de faisabilité
technique et économique
du processus de production.
Les produits présentés sur le
marché ne se limitent pas à
être cohérents et fonctionnels.
Ce sont aussi des produits qui
restent raisonnables en termes
de prix, grâce à des processus
et des techniques de fabrication
rationnels du point de vue des
matériaux et du travail. Qui
contribue à donner forme au
projet sera appelé par la suite à
gérer la production d’un produit
en petites ou grandes séries. De
l’attention portée à la faisabilité
technique et fi nancière de la
fabrication dépend la viabilité
économique du producteur.
Il va de soi que le troisième
facteur de succès d’un produit
de qualité est le dévouement et
le soin que le donneur d’ordre
apporte dans le développement
du projet. La dyade designer/
prototypeur trouve à la fois
appui et entrave en la personne
du donneur d’ordre. Cette
habileté à faire grandir une
idée pour qu’elle se matérialise
en un produit nécessite un
dévouement qu’il ne faut
pas sous-estimer. Le rôle de
l’entrepreneur/éditeur est crucial
tout au long de la relation entre
concepteur et développeur. Les
produits innovants passent par
un exercice de développement
et de défi nition qui est le fruit
de la rencontre entre des
perspectives et des savoirs
distincts. À l’entreprise qui
présentera le produit sur le
marché revient la tâche de
renouveler constamment
l’engagement des parties sans
perdre un instant de vue les
exigences de la demande, les
canaux de distribution et le rôle
des médias.
Lever le rideau
Afi n d’expliciter la valeur
d’un projet comme Mite et,
plus généralement, d’une
bonne partie de la production
d’entreprises comme Foscarini, il
convient de dépasser le binôme
entrepreneur-designer pour
rappeler sur scène le savoir-faire
artisanal qui est à la base du
succès d’une bonne part des
produits d’ameublement de
qualité Made in Italy. Il ne s’agit
pas bien sûr de minimiser le rôle
des nombreux entrepreneurs et
designers qui ont fait l’histoire
du meuble en Italie, mais plutôt
d’élargir le cadre proposé
jusqu’alors pour y intégrer une
fi gure longtemps mésestimée. Le
temps est venu de reconnaître
la valeur d’un élément capable
de caractériser une créativité
et une prolifi cité diffi cile à
expliquer, un facteur qui a
permis de réaliser des objectifs
économiques autrement diffi ciles
à atteindre dans les formes de
l’industrie traditionnelle.
Pour une entreprise telle
que Foscarini, la reconnaissance
et la valorisation du rôle de
ses fournisseurs pendant les
phases de développement puis
de production représentent une
démarche signifi cative. Nous
avons longtemps pensé qu’il
était possible de construire une
réputation d’entreprise sans
la lier à la dimension du faire.
Pendant des années, nous avons
considéré la marque, censée
synthétiser les valeurs et les
aspirations de l’entreprise,
comme un véritable rideau : le
monde de la production a été
complètement occulté au regard
du consommateur fi nal, car jugé
trop désordonné, complexe,
voire même problématique
pour être exposé aux feux
des projecteurs, au vu peut-
être aussi d’une demande
internationale.
Mais les temps ont changé.
Qui achète un objet de design
veut comprendre pourquoi tel
objet coûte plus cher que tel
autre, et les raisons qui justifi ent
sa valeur. Le consommateur ne
se contente plus d’une promesse
générique de qualité, répétée à
l’envi sur les pages de publicité
sur papier glacé des magazines.
Il veut en savoir plus. En savoir
plus sur la qualité eff ective de
tel produit et de tel processus
de production. Sur les valeurs et
la culture qui ont rendu possible
la fabrication de tel objet, sur
les personnes et les lieux qui ont
participé à sa genèse.
Cela ne signifi e pas que
la marque est un concept
obsolète. Au contraire. Ce qui
apparaît aujourd’hui comme
inexorablement dépassé,
c’est la façon dont beaucoup
d’entreprises ont construit
leur image, en omettant
complètement la part d’eff orts
et de dévouement apportés
par un grand nombre de
protagonistes déclarés absents
de la scène. Dans le monde de
l’ameublement, la possibilité de
raconter et de souligner toute
la passion, le dévouement et
le savoir-faire qui ont rendu
possible la naissance d’un
produit tel que Mite apparaît
aujourd’hui comme indissociable
de la valeur du projet et du
produit en lui-même. Le rideau
se lève. Le récit s’anime. Une
nouvelle histoire à raconter.
Que dis-je, plusieurs. Car
chaque produit que Foscarini
a proposé sur le marché a
connu sa part d’incertitudes,
d’erreurs et d’interruptions qu’il
vaut la peine de rappeler à
l’attention du public. Car toutes
ces vicissitudes font partie
d’un bagage d’expériences
qui constituent l’histoire d’une
entreprise, l’origine du soin et
de la passion avec lesquels elle
fabrique ses produits.
Savoir-faire artisanal
et modernité
Rodolfo Dordoni a été le
directeur artistique de Foscarini
de 1988 à 1993. Un intervalle de
temps trop bref pour imprimer
une direction univoque dans
la production de l’entreprise,
mais suffi sant pour lui permettre
de développer un certain
nombre de produits capables
de marquer le parcours de
l’entreprise vénitienne. Une
période pendant laquelle
certains grands noms de
l’éclairage ont déjà mis en
place des stratégies originales
et démontré leur capacité à
s’imposer dans le secteur avec
des choix forts et innovants.
Des entreprises comme
Vistosi et Barovier&Toso par
exemple avaient déjà élaboré
leur empreinte conceptuelle.
Une empreinte qui manquait
encore dans la production de
Foscarini. Il fallait pour cela
un produit capable d’imprimer
une direction au travail de